Ce sera Bayrou

9 mars 2007

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J’avais prévu que John Kerry gagnerait les élections présidentielles américaines de 2004. Si le résultat m’a donné tort l’évolution ultérieure de l’opinion des Américains a confirmé la tendance que j'avais repérée : à quelques mois près George W. Bush n’aurait pas été réélu.

De même, le mouvement d’opinion qui se dessine en faveur de François Bayrou annonce peut-être une prise de conscience nécessaire.

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Il est utile, pour évaluer les enjeux de l’élection présidentielle, de la situer sur la toile de fond de l’histoire économique. Celle-ci comporte dans notre pays des éléments que l’on retrouve, mutatis mutandis, dans les autres pays riches.

Elle a été marquée par une rupture qui s’est produite en 1975 et que la statistique fait ressortir clairement : jusqu’à cette date, la part de l'industrie dans l’emploi avait crû. Après cette date, elle a continûment et fortement décru. La cassure qu'on lit sur le graphique ci-dessous est d'une netteté que l'on voit rarement dans les données macroéconomiques :

Nos économies, et avec elles nos sociétés, sont en effet entrées alors dans une ère nouvelle. Elles avaient été tirées depuis le XVIIIe siècle par l’industrialisation, terme qui désigne la mécanisation et la chimisation de la production. En 1975 le moteur a changé : l’informatisation a pris le relais de l'industrialisation, la microélectronique et le logiciel sont devenues les technologies fondamentales en lieu et place de la mécanique et de la chimie.

Cela n’implique pas que la production industrielle ait reculé : elle n’a fait que croître. Mais la fonction de production n'est plus la même, d’où entre autres phénomènes le changement de la structure de l’emploi : à l'alliage « homme-machine » a succédé l'alliage « homme-automate».

Les produits eux aussi ne sont plus les mêmes. Dans l’économie industrielle, le bien-être matériel résultait de la production et de la distribution massives de biens standardisés dont le coût de production diminuait. Dans l’économie quaternaire[1], celle qui se met en place depuis 1975, le bien-être résulte de la diversification des produits en vue de leur adaptation qualitative aux besoins des divers segments de clientèle ; en outre, les produits sont composés d’un alliage de biens et de services.

J’ai décrit les grandes lignes de l’économie quaternaire dans e-conomie, puis j’ai fait un zoom sur l’informatisation dans De l’Informatique. Je ne paraphraserai pas ici ces ouvrages (ils sont accessibles sur ce site en texte intégral), mais je voudrais exposer des résultats de cette recherche qui éclairent, me semble-t-il, la prochaine élection.

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L’industrialisation a fait craquer le cadre institutionnel de l’ancien régime et suscité la révolution française. Puis l’agriculture s’est industrialisée, les villes se sont développées, la classe ouvrière est née. La distribution de la richesse ainsi créée a été l’enjeu de la lutte des classes. Les syndicats, la gauche, ont défendu puis promu la classe la plus démunie tandis que la coupure révolutionnaire suscitait une réaction qui a structuré la droite.

L’économie agricole, soumise aux aléas du climat et à la volatilité des cours, avait ancré dans les mentalités une prudence habituelle : il fallait « mettre de l'argent de côté », épargner pour se prémunir contre les aléas. Mais cette habitude ne correspondait pas aux besoins de l'économie industrielle, qui est moins aléatoire que l'économie agricole. La crise des années 30 a été causée par un excès d’épargne qui étouffait la demande en même temps que la production et l’investissement : il faudra l’après-guerre pour que les consommateurs, comme les entreprises, « réalisent » enfin le potentiel de l’économie industrielle et lui adaptent leurs comportements.

Les luttes sociales, la leçon des événements, les réponses aux urgences ont par ailleurs modelé autour de cette économie la structure institutionnelle (sanitaire, financière, juridique, culturelle, médiatique) qui lui était adaptée.

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A partir de 1975, l'industrie n'est plus le moteur de la société : le sol se dérobe sous ces institutions. Mais le ciment du corporatisme, leur ayant fait perdre leur mission de vue, les empêche de la redéfinir. Corsetées par leurs habitudes, elles se fissurent debout.

Ainsi le débat entre gauche et droite, expression des enjeux de l’économie industrielle, a perdu son contenu. Il ne reflète plus qu’un conflit entre équipes semblables rivalisant pour le pouvoir et dans lequel chacun s'exprime selon un vocabulaire convenu. Des intrigants se sont d’ailleurs glissés parmi les militants, puis faufilés aux premières places pour parler en leur nom.

Certes, on trouve parmi les politiques des personnes dévouées à leur mission et qui connaissent bien le fonctionnement des institutions. Mais l'informatisation, étant moins spectaculaire que l'industrialisation (un système d'information n'a pas la même évidence physique qu'une usine), n'a pas encore attiré leur attention. Comme elles n’ont pas perçu la nature, les enjeux de l’économie quaternaire, elles partagent le « désarroi » des Français[2] et sont incapables de leur proposer une orientation constructive.

Le débat politique, stérilisé par une dispute rituelle, tire alors bassement sur les ressorts de l’émotion : chacune des catégories défavorisées fait l’objet d’un discours compassionnel cousu de fil blanc. La plupart des « mesures » annoncées sont autant de cadeaux à l’une ou l’autre, supposée prostituer son vote au plus offrant. D’autres « mesures » sont démagogiques (les 35 heures, l’ISF). Les franges du politique, enfin, cultivent des fantasmes (l’insécurité, la peur du nucléaire, la décroissance etc.).

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Pas plus que ne l’était l’économie industrielle, l’économie quaternaire n’est intrinsèquement bonne, intrinsèquement conforme aux exigences de la nature comme de l’humanité. Les possibilités qu’elle offre, les risques qu’elle comporte sont donc autant d’enjeux d’une lutte nécessaire, mais il s’agit d’une lutte nouvelle pour des enjeux nouveaux. Plutôt que des « mesures » et des « programmes », le citoyen semble réclamer – certes confusément, mais intelligemment peut-être – que ces enjeux soient éclairés afin qu'il puisse promouvoir les orientations auxquelles il adhère.

Si l'on prend au sérieux l’économie quaternaire, on voit se dessiner l’équilibre qui la rendra efficace : le consommateur, sobre et exigeant, réclame de la qualité plus que de la quantité ; les entreprises offrent des alliages diversifiés de biens et de services, finement adaptés aux besoins ; le commerce s’organise en intermédiations.

Si la société « réalise » les possibilités que cette économie lui présente, le marché du travail s’équilibre (la production de services de qualité exige de nombreux emplois, y compris dans les services publics), la sobriété favorise le respect de l’environnement, la mission d’institutions aujourd’hui en crise est restaurée (système éducatif, système judiciaire, système de santé etc.), l’Europe elle-même prend enfin son sens.

Mais nous sommes loin d’une telle « réalisation ». La plupart des consommateurs, encouragés par la publicité, sont encore à la recherche non de la qualité mais du prix le plus bas. La plupart des entreprises s’automatisent non pour offrir les services que devraient comporter leurs produits, mais pour comprimer encore et encore les effectifs. Ni la fiscalité, ni le droit du travail, ni plus généralement l'appareil des lois ne sont adaptés à l'économie quaternaire. Les services publics eux-mêmes se sont lancés, sous prétexte d’« économie », dans la baisse de la qualité.

Il en résulte un blocage selon un équilibre aussi pervers, ou un déséquilibre, que celui que Keynes a diagnostiqué dans les années 30. Pour que l’équilibre soit efficace il faut que l’offre et la demande, tirant toutes deux parti des possibilités nouvelles, se soutiennent mutuellement comme les deux moitiés d’une voûte. Or pour construire une voûte il faut un cintre, en l’occurrence une incitation et un soutien politiques : si une moitié de voûte se met en place avant l’autre sans être étayée, elle s’effondre.

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Il faut percevoir aussi les dangers que comporte l’économie quaternaire. Cette économie,  la plus productive qui ait jamais existé, est l’économie du risque maximum (voir e-conomie, chapitre 15). Elle suscite à la fois la mondialisation et une concurrence d’une extrême violence. On y voit ressurgir les formes archaïques de la société féodale. Si une volonté politique lucide ne la pilote pas, elle peut provoquer un éclatement de la société non plus entre capitalistes et ouvriers mais entre riches, personnes à l'aise et exclus.

Tout comme l’économie industrielle a engendré l’impérialisme, le colonialisme, le totalitarisme, l’économie quaternaire est porteuse de fruits dont certains sont empoisonnés : le « laisser faire laisser passer » ne peut pas être efficace.

Une orientation politique étant nécessaire, il faut d’autant mieux percevoir ce qui distingue l’entrepreneur fidèle à sa mission civique, créateur de structures productives et d’utilité, du prédateur qui pille les patrimoines et parasite des externalités positives (voir Noir silence et Révélation$). L’un comme l’autre appartiennent à la classe des dirigeants et, tout comme l’escroc sait feindre l’honnêteté, le prédateur maîtrise le langage de l’entreprise : faire la différence n’est donc pas facile mais dénigrer les « patrons » en bloc, tentation à laquelle cède souvent la gauche, n’y aide en rien.

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Contrairement à ce que dit Nicolas Sarkozy un président de la République n’a pas pour fonction de gouverner ni de gérer mais d’orienter et d’arbitrer, action moins quotidienne mais plus profonde. Il ne me paraît donc pas nécessaire qu’il présente un programme, moins encore une liste de « mesures ».

Mais il importe qu’il ait compris, ou tout au moins senti, les questions que pose à notre pays l’atterrissage des économies riches dans le monde de l’informatisation, de l’automatisation, des services, de la qualité, ainsi que la montée en régime de la prédation.

Je guette, quand les candidats parlent, les phrases qui expriment cette compréhension ou cette intuition, qui traduisent aussi une conscience historique de la place de notre pays dans le monde et de ses alliances naturelles - qui sont d'ailleurs, pour l'essentiel, celles que nos rois avaient déjà cultivées. 

Je n’entends cela, ou ne le sens, que chez François Bayrou. C’est donc pour lui que je voterai, quitte à rester vigilant par la suite. Chat échaudé craint l’eau froide et je n’ai pas oublié, chers amis socialistes, les déceptions qui ont suivi l’élection présidentielle de 1981.


[1] Voir Michèle Debonneuil, L'espoir économique, Bourin 2007.

[2] Ce désarroi fait honte quand on sait que la France est l’un des pays les plus riches du monde, quand on a vu comment vivent les habitants des pays pauvres.

Pour lire un peu plus :
-
e-conomie
- De l’Informatique
- John Kerry va gagner
- Incertitudes de l'opinion
- L'émergence d'un alliage
-
Noir silence
- Révélation$
-
Qu'est-ce qu'une entreprise ?
-
A propos de l'immatériel
-
Pour une économie de la qualité
-
A propos du "Parti de la décroissance"
-
Brève apologie de l'économie de marché

http://www.volle.com/opinion/bayrou.htm
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