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L’émergence d’un alliage

23 janvier 2007

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Pour lire un peu plus :

-
Modèle en couches
- A propos de la production
-
A propos du "Parti de la décroissance"
-
Explorer l'espace logique
-
L'usage des TIC dans les entreprises
- Éloge du semi-désordre
- e-conomie
- De l’informatique
- Histoire des techniques
- Intuition
- Turbo Capitalism

- Formes de l'action et architecture du SI


Un alliage possède des propriétés que n’ont pas les éléments qu’il rassemble. Celles du bronze, de l’acier, ont transformé l’économie, les modes de vie et l’organisation sociale. Il en a été de même de l’alliage « homme – machine » sur lequel s’est appuyé l’industrialisation.

L’alliage « homme – automate » apporte une nouveauté comparable à celles-ci. Ses conséquences à long terme sont imprévisibles mais tirer parti des leçons de l’histoire longue permet d'anticiper leur ampleur et de soupeser leurs enjeux. On peut aussi, si l’on étudie sa dynamique sur les décennies récentes, anticiper le futur proche dans ses grandes lignes.
 

Le fer et le carbone s’allient pour former l’acier qui possède des propriétés que n’ont ni le fer, ni le carbone. De même, le cuivre et l’étain s’allient pour former le bronze qui possède des propriétés que n’ont ni le cuivre ni l’étain.

Ces alliages ont été mis au point par tâtonnement, en essayant de très nombreuses formules pour trouver les plus intéressantes[1]. Ceux qui les ont découverts ont vu qu’ils possédaient des propriétés utiles (résistance aux efforts et aux chocs, dureté etc.), mais n’ont pas pu anticiper toutes les conséquences de leur découverte.

Ces alliages ont constitué en effet des nouveautés radicales en ce sens que leurs conséquences étaient imprévisibles. Ils ont, pour le meilleur et pour le pire, rendu possibles des armes, des outils plus puissants que ceux dont les êtres humains disposaient auparavant. L’alliage « cuivre – étain » a donné naissance à l’âge du bronze et si les progrès de la sidérurgie aux XVIIIe et au XIXe siècles n’avaient pas fourni des alliages ayant les qualités nécessaires il aurait été impossible de mettre au point le moteur à explosion.

*     *

Qu’un tout soit autre chose que l’addition de ses parties, c’est un fait qu’enseigne l’expérience courante : l’eau est une chose, le récipient en est une autre, l’eau dans un récipient en est une troisième car, contrairement à l’eau que l’on tient dans le creux de la main, il est facile de conserver et de transporter de l’eau en bouteille. Nous anticipons aisément cette conséquence parce que la relation entre contenant et contenu nous est familière.

Un alliage nouveau apporte par contre des surprises. Ce qui caractérise la logique des alliages, c’est le caractère imprévisible de leurs propriétés. Connaître les propriétés du cuivre et celles de l’étain n’aide en rien à anticiper celles du bronze, que l’on découvre et expérimente comme s’il s’agissait d’un métal nouveau. La logique des alliages diffère ainsi de celle du modèle en couches qui articule (dans l’ordinateur, les réseaux télécoms, la conversation) plusieurs protocoles jouant simultanément au service d’une finalité qui a été non seulement prévue, mais voulue [2].

On peut étendre la logique des alliages hors de la métallurgie : si l’on enroule du sable dans une feuille de papier on obtient un « sable – papier » dont les propriétés mécaniques ne sont ni celles du sable, ni celles du papier ; le même phénomène se constate avec le béton armé.

Allons plus loin, et considérons ce qui s’est passé au début du néolithique vers 7000 ans avant J.-C. : des êtres humains passent alors, avec l’agriculture et l’élevage, du rôle de chasseur-cueilleur à celui de producteur. L’alliage « humain – production », découvert sans doute par nécessité ou parce que les conditions naturelles le favorisaient, a eu des conséquences que ses premiers promoteurs ne pouvaient pas prévoir : la formation des stocks a fait naître la ville, le commerce, la comptabilité, le calcul, l’écriture, la guerre et suscité ainsi une séquelle d’autres alliages : « homme – ville », « humain – écriture » etc.

Plus près de nous, avec l’alliage « homme – machine » apparu en Angleterre au XVIIIe siècle, l’industrialisation a entraîné la naissance de la classe ouvrière, la mécanisation de l'agriculture, l’exode rural, la croissance des villes ; elle a accru la puissance des armes, transformé la stratégie, encouragé l’impérialisme, modifié la vie quotidienne – toutes conséquences que ne pouvaient pas prévoir ceux qui, introduisant la machine, n’avaient en vue que son efficacité dans la production.

Comme il est difficile d’anticiper la fécondité que pourrait avoir à long terme un alliage nouveau, celui-ci sera parfois refusé. Imaginez une société qui, comme celle des Incas, ignorerait la roue. Elle construit des routes qui comportent des escaliers pour les porteurs et animaux de bât, et dont le tracé suit à peu près le sens de la pente. Supposez que, dans une telle société, quelqu’un propose l’alliage « essieu – cercle » que nous appelons « roue » : il sera sans doute refusé, car il n’est pas adapté aux escaliers et refaire le réseau routier serait coûteux.

L’alliage « homme – automate »

L’informatisation de nos entreprises, de notre société, nous confronte à l’alliage « homme – automate ». Cet alliage possède, tout comme le bronze ou l’acier, des propriétés que n’ont séparément ni l’homme ni l’automate et qui constituent donc une nouveauté radicale. Nous découvrons et expérimentons les possibilités et dangers qu’il comporte et auxquels rien ne nous a préparés.

Si l’on veut comprendre non pas la nature exacte, qui se révélera dans le futur, mais la portée de la nouveauté qu’introduit cet alliage, il est utile de méditer les exemples cités plus haut : quelles ont été les conséquences historiques de l’alliage entre l’homme et la production, entre l’homme et la machine ? Comment l’économie, la vie sociale, la vie personnelle, ont-elles assimilé les êtres nouveaux qui apparaissaient ainsi[3] ?

Un tel être est naturellement indifférent à nos besoins, valeurs, orientations et priorités. Ses implications se déploient, aussi implacables que celles d’une avalanche, selon la logique qui lui est propre. L’histoire nous invite donc à la vigilance : si nous voulons tirer parti de sa puissance sans qu’elle ne nous balaye, si nous voulons éviter qu’il ne joue comme un marteau sans maître, il faut penser et organiser notre relation avec lui.

*     *

L’alliage « homme – automate » est tellement nouveau que nous n’avons pas de mot pour le désigner (les inventeurs du bronze l’ont peut-être d’abord nommé « cuivre – étain »).

Dans « homme – automate », tout comme d’ailleurs dans « homme – machine » et dans « humain – production », prendre « homme » au sens d’« individu » ne convient que si l’on considère une activité individuelle comme la réflexion – et certes l’alliage avec l’automate transforme les conditions pratiques de notre activité mentale, tout comme l’ont fait bien avant lui les alliages avec l’écriture ou avec le livre (voir Explorer l'espace logique).

Si l’on pense par contre aux activités qui supposent une coopération entre plusieurs personnes il faut parler de l’« organisation des êtres humains » ou encore de l’« être humain organisé », ce que condense l’acronyme EHO (voir De l’informatique). Le sens, le but de ce que vous faites dans l’entreprise lorsque vous travaillez devant l’écran-clavier est défini par l’insertion de votre travail dans le processus de production auquel vous participez. On peut par ailleurs, pour préciser ce que l’on entend par « automate », indiquer encore qu’il s’agit d’un « automate programmable auquel le réseau confère l’ubiquité », ce que condense l’acronyme APU. L’alliage « homme – automate », ainsi précisé, devient l’alliage « EHO – APU ».

Est-ce un monstre ? Oui, si l’on juge monstrueux tout ce qui sort des limites de la nature telle que nous l’avons toujours connue. L’alliage « humain – production » était en ce sens un monstre pour les chasseurs-cueilleurs, l’alliage « homme – machine » est aujourd’hui encore jugé monstrueux par des personnes qui oublient qu’elles lui doivent le bien-être matériel. Mais mieux vaut libérer notre représentation de la nature du carcan des habitudes, l’élargir pour y inclure l’imprévisible, le nouveau qu’elle contient en puissance et qui ne s’est pas encore manifesté, admettre enfin qu’elle comporte beaucoup de choses que nous ignorons : alors un nouvel alliage ne sera plus un « monstre ».

Que comporte « EHO – APU » de neuf par rapport à « homme – machine » ? L’automate n’est-il pas lui aussi une machine ? Oui, mais c’est une machine programmable, faite pour exécuter inlassablement tout ce que l’on peut programmer. Alors que la machine que procurait la mécanique était conçue pour soulager l’effort physique que nécessite la production, l’APU assiste l’effort mental qu’exigent les opérations répétitives de classement et recherche documentaire, calcul, transcription, édition, communication etc.

Les conséquences de cet alliage sont-elles imprévisibles ? Oui, parce qu’il est radicalement nouveau et que l’imprévisibilité est le propre d'une telle nouveauté. Les premiers hommes du néolithique ne pouvaient pas prévoir où menait « humain – production », les hommes du XVIIIe siècle ne pouvaient pas prévoir où menait « homme – machine », nous ne pouvons pas prévoir où mène « EHO – APU » : il est gros de conséquences qui ne sont pas encore nées.

Nous est-il donc impossible de prévoir quoi que ce soit ? Non, car nous pouvons nous appuyer sur les leçons de l’histoire. Si nous ne pouvons pas énumérer et décrire avec exactitude les conséquences futures de l’alliage « EHO – APU », nous pouvons savoir qu’elles se manifesteront, anticiper leur ampleur, observer les germes qui les annoncent, déraciner ceux que nous jugeons nocifs, favoriser ceux qui nous semblent utiles. Il est certain que « EHO – APU » fera des victimes, tout comme « homme – machine » en a fait : mais nous pouvons être attentifs à limiter la casse.

*     *

Cette nouveauté s’insère dans un monde qui n’est prêt ni à l’accueillir, ni à l’observer, ni moins encore à la comprendre. Certes il existe dans nos entreprises des personnes qui, plus clairement que les autres, perçoivent l’apport de l’automate ou, comme on dit, du « système d’information ». Mais l’entreprise leur résiste parce que tout changement d’habitude lui est pénible. Les ordinateurs, les réseaux, et tout près de nous les micro-ordinateurs, la messagerie, l’agenda partagé, la documentation électronique ont été, avant de s’insérer dans les habitudes, l’occasion de batailles dont la violence étonne quand on se les remémore. La plupart des entreprises résistent aujourd’hui encore à la maîtrise des référentiels et de l’architecture, condition pourtant nécessaire de l’efficacité de l’automate.

Si nous observons l’alliage « EHO - APU » tel qu’il fonctionne aujourd’hui, et à défaut d’en prévoir les conséquences futures, pouvons-nous du moins décrire ses conséquences immédiates ? Oui, car certaines d’entre elles sautent aux yeux de quiconque n’est pas aveuglé par des préjugés.

On peut dater de 1975 l’émergence décisive d’« EHO – APU » dans l’entreprise[4] (voir L'usage des TIC dans les entreprises). Il lui a conféré une « doublure informationnelle » : à tout être de l’organisation, à toute opération, à tout produit, le système d’information associe une représentation que l’EHO peut construire, consulter, enrichir, modifier, commenter, faire circuler, partager et qui est soumise à des traitements automatiques. L’activité productive est ainsi précédée, accompagnée et suivie par une opération documentaire qui la prépare, l’assiste et la contrôle.

Le produit lui-même, lorsqu’il est mis entre les mains du consommateur, est muni de cette doublure informationnelle. Le client qui achète une automobile, produit physique s’il en est, achète en même temps le conseil que donne un vendeur pour sélectionner le modèle qui convient, les alertes que le constructeur émettra si un défaut se révèle, une garantie « pièces et main d’œuvre » pour les réparations, un entretien périodique, une assurance etc. ; le concessionnaire dispose, dans son atelier, des programmes qui permettent de tester et entretenir le véhicule ; la production de celui-ci résulte elle-même de la coopération, en partenariat ou sous-traitance, d’un réseau d’entreprises dont les systèmes d’information sont interopérables.

Tout produit, qu’il s’agisse d’un bien matériel comme une automobile ou d’un service comme un voyage en train, se présente désormais sous la forme d’un assemblage, d’un alliage « bien – service » dont la doublure informationnelle, le « système d’information », assure la cohésion. Cet alliage « bien – service » est, dans le produit, une conséquence de l’alliage « EHO – APU » dans l’organisation de la production. Il en résulte une économie que l’on ne peut plus qualifier de tertiaire (orientée vers les services), ni de primaire ou de secondaire (orientée vers les biens agricoles ou industriels) : on peut dire qu’elle est « quaternaire » (Michèle Debonneuil, L'espoir économique, Bourin 2007). 

Dans cette économie la production est automatisée : l’essentiel du coût de production réside dans la phase initiale de conception du produit et de mise en place de l’automate. C’est bien, comme on dit, une « économie de l’information » car la conception se concrétise dans des plans, programmes informatiques et autres documents.

Il en résulte que le coût marginal de production est faible, voire nul ; j’ai décrit dans e-conomie le mécanisme qui suscite la diversification de ses produits, ainsi que le fait que le bien-être s’exprime désormais, dans les classes aisées des pays riches, en termes de qualité plus que de quantité (voir A propos du "Parti de la décroissance").

Évaluer l’enjeu

Utilité de la qualité, alliage « bien – service » : évoquer ces aspects de l’économie quaternaire, cela contrarie les partisans de la « décroissance » car ils n’admettent pas que l’on puisse concevoir une croissance qui serait respectueuse de l’environnement. Cela contrarie aussi ceux des partisans de la croissance qui, ne sachant voir la richesse que dans la quantité physique, croient les services parasitaires (voir A propos de la production).

D’autres blocages se manifestent dans les entreprises. On n’a sans doute pas vu s’affronter, lors de la découverte du bronze, des corporations organisées autour d’un métal pur et qui, défendant l’une le cuivre, l’autre l’étain, auraient nié l’utilité de leur alliage : il est probable qu’alors les corporations n’existaient pas. Mais de nos jours elles existent, et l’alliage « EHO – APU » est écartelé entre des corporations rivales qui veulent le faire éclater.

Certains des tenants de l’intelligence artificielle, voyant dans l’être humain un facteur d’erreur résiduelle, prétendent que l’automate, à lui seul, serait plus efficace que l’alliage « EHO – APU ». Les fournisseurs, les publicitaires, les médias, présentent des produits dont ils exaltent la nouveauté mais leur souci n’est ni d’anticiper leurs effets, ni d’explorer en profondeur leurs mécanismes. Des sociologues, constatant que l’utilisation des TIC diffère souvent de ce qu’avaient anticipé leurs promoteurs, nient ou dénigrent l’apport de l’automate. Des économistes enfin, convaincus que la valorisation de l’entreprise est sans rapport avec les « fondamentaux », détournent leur attention de la production et donc aussi d’un alliage qui transforme ses conditions pratiques. 

Rares sont ceux qui, observant cet alliage, explorent ses possibilités, ses limites, ses dangers, et de plus on leur donne rarement la parole. Ce sont des techniciens, des ingénieurs, des commerciaux, bref des praticiens auxquels l’entreprise accorde un statut modeste ou moyen. Ce qu’ils expérimentent est nouveau, les mots pour le dire n’existent pas, les oreilles ne sont pas formées pour l’entendre, les habitudes intellectuelles s’y opposent et ils sont eux-mêmes naturellement peu conscients de la portée des nouveautés qu’ils manipulent. Les personnes distinguées que les cooptations sélectionnent pour remplir les fonctions de direction ou pour énoncer la parole légitime se détournent de ces sujets qu’elles estiment négligeables, voire vulgaires.

Il est vrai que certains philosophes[5] ont tenté de mettre au point les concepts qui permettraient de penser cette nouveauté. Mais les institutions les plus prestigieuses accordent peu de place à leur réflexion[6] et d’ailleurs, selon le penchant qui est endémique dans leur spécialité, ils se sont peut-être trop hâtés de déduire alors qu’il aurait mieux valu prendre le temps d’observer.  

En effet quand on est confronté à du nouveau aux conséquences imprévisibles il ne suffit pas, pour en rendre compte, de puiser dans son carquois des mots comme « système », « logique floue » et « surcode », ou encore des raisonnements par analogie qui évoquent pêle-mêle la théorie du chaos, les fractales, le principe d’incertitude de Heisenberg, le théorème de Gödel etc. : mûrir la synthèse de concepts pertinents suppose que l’on aille au détail, que l’on plonge dans la technique de l’organisation comme dans celle de l’automate.

*     *

L’automate soulage l’effort mental que demande la production alors que la machine soulage l’effort physique. L’alliage « homme – automate »  aura donc à coup sûr des conséquences qualitativement différentes de celles qu’a eues l’alliage « homme – machine ». Seront-elles aussi importantes ? Pour répondre à cette question il faudrait être devin. Dans l’incertitude, on ne peut qu’anticiper, et cette anticipation dépendra de l’importance relative que l’on accorde au travail mental et au travail physique. On peut toutefois présumer que l’ampleur des conséquences sera à tout le moins comparable. Il est donc utile de se remémorer brièvement celles d’« homme – machine ».

La « révolution industrielle » a procuré aux pays qui en bénéficiaient un bien-être matériel que l’humanité n’avait jamais connu ; elle a transformé les relations entre classes sociales et entre nations ; aiguillonné les nationalismes ; désorienté les esprits en bouleversant les valeurs ; fourni des armes d’une puissance sans précédent ; suscité l’enseignement obligatoire et la recherche ; provoqué enfin des crises et guerres que l’on peut considérer comme autant d’épisodes d’adaptation à un nouvel équilibre social, culturel et économique.  Elle a entraîné la montée en puissance de l’Angleterre, puis de la France et de l’Allemagne, enfin des Etats-Unis et du Japon. Les ressources des nations non industrialisées ont été la proie des empires qui s'étaient formés autour de  l’industrie.

On peut voir dans les totalitarismes national-socialiste et soviétique des avatars de l’industrialisation. Leur échec montre qu’il ne suffit pas, pour tirer parti de l’alliage « homme – machine », d’industrialiser à marche forcée ni d'assimiler l'homme à la machine : investir sans discernement, c’est courir le risque d’accumuler un capital immédiatement obsolète[7]. De cet échec on peut extraire immédiatement deux leçons : pour tirer parti d'« EHO – APU », il ne convient ni d'informatiser à outrance, ni d'assimiler l'être humain à l'automate (voir Éloge du semi-désordre).

« EHO – APU » a transformé la façon dont on produit, dont on consomme, dont on voyage, dont on fait la guerre ; il a pris place dans notre représentation du monde,  dans la façon dont nous organisons notre réflexion et définissons nos stratégies. Entre la frontière du possible que balisait la mécanique et la frontière de l’informatisation s’étend un territoire vierge que des pionniers s’empressent de coloniser.

La maîtrise de l’alliage « EHO – APU », tout comme naguère celle de l’alliage « homme – machine », désigne ceux qui seront demain les vainqueurs dans la compétition cruelle où se confrontent les cultures, continents et nations. On croit lire, sur le front des insouciants et vaniteux qui se contentent de regarder faire les pionniers, l’idéogramme qui marque les futurs vaincus[8].

*    *

L’exemple historique d’« homme – machine » indique qu’il faudra un fin discernement pour tirer parti de l’espace ouvert par « homme – automate » : celui-ci peut se mettre indifféremment, avec toute sa puissance, au service de la civilisation comme de la barbarie. 

Nous sommes, devant cet être nouveau, comme des explorateurs qui aborderaient un continent où ni la flore, ni la faune, ne ressemblent à rien de connu. Il faut qu’ils l’observent, en fassent l’inventaire, apprennent à repérer les plantes et animaux qu’il est possible de manger, construisent des abris et tracent des chemins… De même, il nous faut observer, expérimenter, classifier, prendre nos repères, enfin nous organiser.

Le recours à l’histoire longue écarte nos œillères et balaie d’un grand souffle d’air les habitudes qui contraignent et offusquent le raisonnement. Méditer, pour comprendre l’alliage « EHO – APU », ce que furent les conséquences des alliages « homme – parole », « humain – écriture », « homme – livre », « humain – production », « homme – machine », cela affranchit de la pression du quotidien, de la banalité du discours médiatique, des procédés de pensée trop familiers.

On doit par ailleurs observer ce qui se passe dans l’entreprise autour de l’alliage « EHO – APU », ce qui se passe dans l’individu (notamment dans soi-même) autour de l’alliage « homme – automate », expérimenter, évaluer, mesurer, comparer, recueillir témoignages et expériences, s’exercer à programmer dans divers langages, tester matériels et solutions.

Il sera utile aussi de considérer l’histoire courte, celle de l’entreprise moderne née vers 1880, celle de l’entreprise contemporaine née vers 1975 : si l’on étudie la dynamique des techniques fondamentales de la microélectronique et du logiciel, ainsi que celle de leur mise en œuvre dans les ordinateurs, réseaux et programmes, puis de leur insertion dans l’organisation des entreprises, si l’on se documente en lisant la presse professionnelle de qualité[9], on peut anticiper de façon au moins qualitative l’évolution à cinq ou dix ans.

Dans une telle démarche, les exigences de la haute culture se conjuguent de façon organique à celles de la compétence technique. Cette démarche est à la fois classique et moderne, en prenant ces termes selon leur rigueur qui implique de refuser toute concession à la mode. Si elle a une orientation bien précise, elle est évidemment sans fin. Ses produits, à la fois et paradoxalement partiels et englobants[10], ne peuvent pas être aisément classés sous les rubriques habituelles de la connaissance. Il faudra sans doute créer pour elle une rubrique nouvelle : ce n’est là qu’une conséquence de la nouveauté de l’alliage qu’elle considère.


[1] C’est ainsi que l’on procède encore, par exemple dans la recherche pharmaceutique, lorsque la théorie n’éclaire pas les phénomènes en jeu (voir Intuition).

[2] Des philosophes ont tenté de formaliser cette logique (cf. Jaegwon Kim, Trois essais sur l'émergence, Ithaque 2006). Mais s'ils postulent une connaissance préalable parfaite des parties que le tout assemble (et des lois auxquelles obéit l'assemblage), leur théorie tombe dans l'incohérence. L'émergence ne peut se concevoir que si l'on suppose que notre connaissance du monde, et même de chaque objet concret pris individuellement, est fondamentalement incomplète.

[3] Voir Bertrand Gille, Histoire des techniques,  Gallimard La Pléiade 1978

[4] Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, INSEE 1991.

[5] Jean Baudrillard, Pierre Lévy, Michel Serres, Lucien Sfez, Paul Virilio etc.

[6] Il n’existe pas de chaire d’informatique au Collège de France...

[7] Voir Edward Luttwak, Turbo Capitalism, Harper Collins 1999

[8] (bài, prononcer paï) signifie défaite en chinois.

[9] Computer, Communications of the ACM etc.

[10] Je pense ici entre autres aux travaux de Harold Abelson, Masahiko Aoki, Laurent Bloch, Jacques Bouveresse, Isabelle Boydens, Edsger Dijkstra, Bertrand Gille, Georges Ifrah, François Jullien, Donald Knuth, Joseph Licklider, Jean-Pierre Meinadier, Pierre Mounier-Kuhn, Pierre Musso, John von Neumann, Jean-Louis Peaucelle, Karl Popper, Jacques Printz, Eric Raymond, Gerald Sussman, Andrew Tanenbaum, Frances Yates...