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Le syndrome de la « political correctness » 

2 mai 2006

Pour lire un peu plus :

-
Sommes-nous en 1967 ?
-
Notre langue maternelle
-
Statistique et "Political Correctness"
-
Le triangle médiatique
- Une population peut s'effondrer
- A propos de l'antisémitisme
- Histoire du négationnisme en France

La « political correctness » est aujourd’hui une maladie mentale épidémique. L’ensemble de ses manifestations constitue un syndrome : nous le désignerons par l’acronyme SCP.

Ses symptômes se situent tous dans le langage : le langage du malade est déformé et tout énoncé en langage naturel provoque chez lui une réaction allergique.

Il transforme le français pour éviter tout ce qui pourrait paraître désobligeant. L’allusion à une éventuelle différence entre les cultures, les sexes ou les moeurs est proscrite car elle risque de sembler condescendante. Il convient par exemple de supprimer en français le genre neutre : comme il prend la forme du masculin, il pourrait blesser l’éventuelle susceptibilité de certaines dames.

Ces précautions se paient par un alourdissement de la syntaxe (« celles et ceux »), des périphrases (« personne à mobilité réduite », « mal entendant »), des néologismes (« écrivaine », « professeure »). Certains mots sont bannis : « nègre » n’est admissible que si le locuteur est noir, mais on tolère « black » car il bénéficie en France des prestiges de l’anglais[1].

Un parler des plus fins, né chez les paysans et poli à la cour des rois  (voir Notre langue maternelle), s’est ainsi dégradé en une novlangue[2]. La déformation varie selon la place du locuteur sur l’éventail politique : le SCP « de droite » n’est pas le SCP « de gauche ». Cependant, alors que la droite respecte les institutions et pouvoirs établis qu’elle tend à conserver[3], les prétentions intellectuelles de la gauche ont conféré à sa novlangue un caractère plus systématique et donc plus virulent.

Le malade qui parle la novlangue, étant « branché », estime que ceux qui ne la parlent pas sont des « ploucs ». Tenez-vous des propos nuancés à propos du conflit entre Israël et la Palestine, des relations entre patron et salarié ? Le malade n’y entendra que le mot qui déclenche son allergie. Celui qui parle la langue naturelle, qui appelle un chat « un chat », qui dit « aveugle » au lieu de « non voyant », le scandalise. Son propos sera  soumis à une grille de lecture féconde en contresens et le malade instruira contre lui des procès d’intention. Une psychanalyse sauvage, mais d’autant plus violente, repérera dans ses phrases des « lapsus significatifs ». Alors qu’il convenait de dire « jeune » pour parler de ceux qui incendient des voitures, vous avez dit « voyou » : vous êtes donc un raciste et vos propos sont « nauséabonds ».

C’est que le malade ne cherche jamais à comprendre ce que vous voulez dire. Excité par le mot tabou comme le taureau l’est par une cape rouge, il fonce pour défendre une cause que vous n’aviez jamais songé à attaquer. Vos dénégations seront vaines : vous avez révélé le penchant profond de votre cœur, vous vous êtes démasqué : au fond, et quoi que vous puissiez prétendre, vous n’êtes qu’un macho, qu’une féministe, qu’un gauchiste, fasciste, homophobe, homosexuel, antisémite, arabophobe etc. ; ou encore qu’un ingénieur, qu’un littéraire, qu’un technicien, fonctionnaire, ouvrier, patron, épicier etc. Pour vous enfermer dans une catégorie qu’il estime péjorative, le malade fait flèche de tout bois.

La détérioration de son vocabulaire entraîne ainsi celle de son raisonnement qui, au rebours du discernement, s’appuie volontiers sur des concepts valises : « patronat[4] », « pouvoir », « salariés » etc. Sa sensibilité, à vif, refuse les comptes rendus de l’expérience : si quelqu’un évoque un fait dont les concepts valises ne peuvent pas rendre compte – et il en existe naturellement beaucoup –, il crie au menteur.

Le malade se rattache ainsi à la tradition métaphysique très ancienne qui attribue plus de consistance aux idées (ou à l’image des idées) qu’aux êtres concrets et existants. Tout comme le négationniste, il méprise l’expérience (voir Histoire du négationnisme en France). La vérité, pense-t-il, réside non dans le compte rendu des faits ni dans ce que révèlent les sens – il les croit trompeurs – mais dans une gnose à laquelle il a été initié par une source qu'il croit sûre mais qui n'est que médiatique et donc très superficielle.

Ce qui importe n’est pas en effet ce dont on parle, mais la façon dont on en parle et, plus précisément, l’opinion que les autres peuvent se forger sur soi à partir de la façon dont on en parle. Le SCP est un phénomène essentiellement médiatique (voir Le triangle médiatique). Parlant sous le regard d’autrui, le malade anticipe l’image de soi que ce regard va alimenter. Il est alors bien naturel qu’il brise une langue que ses créateurs avaient formée, dans un esprit pratique, pour désigner les choses et les êtres avec lesquels ils étaient en relation, les outils de leur action comme les obstacles qu’elle rencontrait. Il a fallu que la menace de la pénurie s’écarte, que le bien-être matériel se répande (mais non, certes, le bien-être mental), pour que la priorité soit non plus d’agir pour survivre mais d’obéir à la pression qui enjoint à chacun d’exhiber une belle âme et un bel esprit, ou du moins une âme et un esprit conformes à la mode.

L’attention se concentre alors sur l’image que les autres émettent et que l’on juge, sur l’image que l’on émet soi-même et que les autres jugent. L’univers de ces images est chatoyant, fascinant, mais à celui qui attend la leçon des choses il paraît étrangement vide : il lui manque la profondeur sans limites du monde de la nature. L’action – car même si l’on ne pense qu’à l’image, inévitablement on agit – se dégrade en activisme : elle n’a pas pour but de changer le monde, fût-ce à la minuscule échelle de la vie quotidienne et personnelle, mais de conforter l’image de soi.

Il est bien naturel aussi que les médias eux-mêmes, presse et télévision, jouent le rôle d’initiateur de la gnose, de catalyseur du phénomène, d’accélérateur de l’épidémie, puisqu'ils sont des vecteurs de l'image. Un langage aussi contourné et convenu ne se répandrait pas si les hommes politiques, les journalistes, les autorités que le petit écran consacre ne lui apportaient pas leur caution en l’utilisant.

*     *

Au fond du culte de l’image, du refus de l’expérience des choses et des êtres, se devinent la haine de soi et la peur devant le destin humain. L’exemple vient de personnes du plus haut talent : Flaubert (1821-1880) a ainsi partagé avec les autres écrivains français du XIXe siècle, tous bourgeois comme lui, la « haine du Bourgeois ». Ils ne voyaient dans leur classe sociale, donc en eux-mêmes, que la médiocrité, la platitude, la sottise qui dans Madame Bovary étouffent le désir de vivre de l’individu.

Ils avaient la nostalgie d’époques aventureuses qui n’ont existé que dans leur imagination. Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, idéalise magnifiquement la campagne d’Italie conduite par Bonaparte, alors que le témoignage de Paul-Louis Courier en révèle le caractère sordide. Flaubert, dans Salammbô, invente une société où triomphe l’instinct puissant des barbares – mais la vie quotidienne à Rome et à Carthage était, comme toute vie quotidienne, inévitablement soumise à la platitude du répétitif - une platitude dont, contrairement à nos romantiques, les sages chinois ont su goûter la saveur (voir Éloge de la fadeur). Quant aux rêveries sur le Moyen-Âge dont Chateaubriand a tant regretté d’avoir lancé la mode, il suffit de lire La société féodale de Marc Bloch pour leur tordre le cou.

La haine de soi est le fruit de ces époques de transition économique et sociale où l’identité de la personne est soumise à une torsion pénible, où les repères semblent avoir disparu. L’individu égaré et souffrant, n’ayant pas confiance dans sa capacité à agir, se réfugie dans un monde imaginaire. Mais si ce monde présente moins de résistance que le monde de la nature, il n'offre aucun point d’appui.

La haine de soi culmine dans le refus du destin humain, dans la peur devant la décrépitude et devant la mort qui en clôt la perspective. D’où de dérisoires efforts pour rester jeune en apparence, pour détourner son regard de l’échéance détestée. D’où, lorsqu’elle approche enfin, le naufrage dans l’aigreur et l’amertume.

*     *

Comme le SCP se manifeste dans et par le langage, il entretient un rapport étroit avec une autre pathologie, le syndrome de la correction culturelle (SCC). Le signal que l’on émet par le langage, l’habillement, la coiffure, le maintien, et par ces prolongements du corps que sont le logement et la voiture, transporte l’image de soi. La pression qu’exercent les signaux que l’on reçoit en retour incite au conformisme, fût-ce le conformisme de la « liberté » - car ne pas porter de cravate est, dans certains lieux et à certains moments, tout aussi obligatoire que d’en porter une dans d’autres lieux et à d’autres moments.

Dans certains milieux il est culturellement correct pour un adolescent de ne jamais lire, de rater ses études, de faire la fête aussi souvent que possible : une population peut s'effondrer dans le contentement de soi.

Dans d’autres milieux il convient avant tout d’être original, de fuir la banalité. Vous aimez Schubert ? Comme c’est banal ! Les blasés préfèrent la nouveauté, fût-elle fallacieuse, au rappel lassant d’une vérité simple. J’ai entendu un universitaire des plus distingués s’exclamer devant un cercle admiratif « le bon sens, c’est vulgaire ! » - ses articles, ses livres se tiennent loin de cette vulgarité-là au point d'être incompréhensibles.

Tout comme le SCP, le SCC est superficiel. J’ai dans mon bureau une reproduction du tableau de Frans Hals où l’on voit Descartes vêtu, selon la mode de 1640, en noir avec un rabat blanc. Un collègue, de ceux qui « pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations, n’ont jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux[5] », m'a dit un jour avec un mépris infini « tout ça, c’est de la curaille ». J’ai finalement compris ce que voulait dire cet imbécile : le costume de Descartes ressemble un peu à l’habit des frères des écoles chrétiennes… celui qui cultive sa propre apparence classe les autres selon leur seule apparence.

La correction culturelle est menteuse. « Je suis contre toutes les formes de censure », dit un Jack Lang débordant d’autosatisfaction. Mais qui protégera notre tranquillité d’esprit si l’on permet à des pornographes de chatouiller à temps et contretemps nos organes génitaux ? « La vie humaine est sacrée », s’exclame un Robert Badinter visiblement satisfait d’occuper une position inexpugnable (voir A propos de la peine de mort). Mais s’il est facile de se donner bonne conscience en supprimant la peine de mort, quand se souciera-t-on de la façon dont sont traités les détenus ?

*     *

La meilleure réponse au SCP, c’est l’indifférence. Comme vous vous intéressez aux choses et aux êtres, comme vous en parlez de la façon la plus simple et la plus claire possible, vous êtes la cible d'insultes et de procès d’intention : « Menteur ! Antisémite ! Gauchiste ! Fasciste ! etc. » – il faut les empocher, mettre son mouchoir dessus et suivre son chemin. Le pouvoir du SCP, comme celui du terrorisme, ne réside que dans l’attention qu’on lui accorde.

Certes il est agaçant et certains sont tentés de lui répondre par des provocations qui, prises à la lettre, sont effectivement antisémites, homophobes etc. Céder à cette tentation serait lui faire une concession. Il faut tourner son regard vers le monde et ne pas se soucier de l’image que l’on présente aux autres – ou plutôt, faire en sorte que cette image n’attire pas l’attention. Si l’on a des choses nouvelles à dire, un point de vue à exprimer, il faut utiliser la langue la plus pure, la plus classique, la plus simple.

On se trouve alors en compagnie de personnes qui, comme Montaigne et Pascal en philosophie, comme Degas et Klee en peinture, comme Roussel en musique, ont dégagé devant la parole, le regard, la perception du temps, des perspectives libératrices. La conquête de la vérité fait éclater les cadres convenus. Lorsque Mme Grandet avoue sa vérité à Lucien Leuwen, la page du livre semble s’illuminer : « Je mourais d’ambition et d’orgueil. Me voyant extrêmement riche, le but de ma vie était de devenir une dame titrée, j’ose t’avouer ce ridicule amer. Mais ce n’est pas de cela que je rougis en ce moment. C’est par ambition uniquement que je me suis donnée à toi. Mais je meurs d’amour[6]… »

Comme le monde est inépuisable, sa conquête n’est jamais achevée. La pensée libératrice d’hier a bâti les murs de la prison mentale d’aujourd’hui : les héritiers des pionniers ne sont pas les académiques qui copient leurs procédés, mais ceux qui poursuivent indéfiniment la conquête du monde. Il faut d’abord pour cela le regarder en face et donc assumer la perspective de la décrépitude et de la mort : celui qui assume une telle perspective a d'autres choses à faire, d'autres priorités que de soigner son image.

Que faire lorsqu’on est confronté à une personne atteinte du SCP ? Il faut éviter de la provoquer. Utiliser un langage correct, châtié, l’intimidera un peu et la calmera. Si malgré tout l’allergie se déclenche, il faut laisser la crise suivre son cours (on n’y peut rien), mais protester fermement devant les contresens et procès d’intention. On peut aussi utiliser l’arme du ridicule, à laquelle le patient est très sensible. Si rien n’y fait, on ne peut que rompre la conversation et mettre son mouchoir au dessus des insultes qu’il a fallu subir…

*     *

A la charnière des XIXe et XXe siècles, Freud a diagnostiqué et soigné l’hystérie et la névrose. S’il avait vécu aujourd’hui, il aurait sans doute diagnostiqué et soigné la correction politique et culturelle.

Ces deux familles de pathologies, différentes dans leurs manifestations, n’ont-elles pas une origine semblable ? On peut les rattacher en effet à une modification rapide des rapports sociaux, dont les conséquences sont insupportables, impensables.

Celle du début du XXe siècle a abouti à un sacrifice humain, à deux guerres qui ont presque détruit l’Europe. A quoi aboutiront la névrose, l’hystérie de notre temps ?

La sexualité, certes, n’est plus refoulée aujourd'hui : au contraire, elle s’exhibe de façon oppressante. Ce que le politiquement correct, le culturellement correct refoulent avec violence, c’est la conscience que nous avons du futur qui nous attend, qu'il s'agisse de l'individu ou de la société entière. Nous préférons aller à l’aveuglette vers la catastrophe, comme ces gens à qui l’on bande les yeux avant de les fusiller.

Ne vaudrait-il pas mieux la regarder en face et s’appuyer sur les ressources de l’intelligence pour la conjurer ?


[1] Aux Etats-Unis, il faut dire « afro-american ». Senghor, lui, était fier de la « négritude ».

[2] George Orwell (1903-1950), 1984 (1949).

[3] Il est, à droite, politiquement correct de respecter les dirigeants. La phrase « il faut tout de même être intelligent pour être chef d’Etat » a pour corollaire « Hitler était tout de même intelligent ». L’extrême droite rejoint cependant l’extrême gauche dans une même méfiance envers « les politiques, tous pourris », quitte à désirer « un chef ».

[4] Ce concept englobe l’ouvrier qui a « monté son entreprise », l’inspecteur des finances qui a pantouflé à la tête d’un grand groupe, le fils de famille que l’on a casé dans une fédération du MEDEF, le prédateur et l’entrepreneur.

[5] Guy de Maupassant (1850-1893), Séance publique, in Contes et nouvelles Albin Michel 1967 vol. 1 p. 333.

[6] Stendhal (1783-1842), Lucien Leuwen (1835), Flammarion 1982, vol. II p. 424.