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Le Système d’information, enjeu économique primordial

16 novembre 2003


Liens utiles

- Qu'est-ce qu'une entreprise ?
- Check-list du SI
- Construction d'un référentiel
- Optimiser ou élucider ?
- Restaurer le mot "informatique"
- Entropie du SI

-
Le SI de la CNAM

J’ai pu constater, lors de conversations avec des économistes, combien il était difficile de leur faire comprendre l’enjeu économique que représente le système d’information des entreprises.

Ils perçoivent bien le retard de l’Europe par rapport aux États-Unis dans les « nouvelles technologies[1] » mais, lorsqu’ils cherchent à définir la politique qui permettrait de le combler, leur intuition les oriente vers les techniques fondamentales de la microélectronique et du logiciel (voire celles, futuristes, de la nanotechnologie et de la bioélectronique), ou encore vers la production de machines fondées sur ces techniques (ordinateurs, routeurs etc.).

Or dans ces deux domaines-là l’Europe aura beaucoup de mal à rattraper son retard. Il faudrait mettre en place, de façon volontariste, un réseau de coopération entre universités, centres de recherche et entreprises, puis financer ce réseau pendant des années avant qu’il puisse être compétitif. Un tel effort est certes souhaitable, mais est-il possible alors que l’on cherche à comprimer la dépense publique ? Les échecs passés (Plan Calcul etc.) incitent au scepticisme.

Il existe cependant un domaine où l’économie européenne, l’économie française pourraient progresser sans qu’il fût besoin de lancer un programme macroéconomique de dépense publique et de politique industrielle se chiffrant en quelques pourcents du PIB : c’est celui des systèmes d’information, de l'utilisation des « nouvelles technologies » dans les entreprises.

Or c'est là que réside l’enjeu économique principal des « nouvelles technologies ». Donner des microprocesseurs rapides, des mémoires volumineuses, des réseaux à haut débit, des logiciels performants à une entreprise qui ne sait pas les utiliser, c’est comme donner une moto puissante à une personne qui ne sait pas conduire : elle aura bientôt un accident.

*  *

L’efficacité des « nouvelles technologies » ne se dégage que si l’on sait utiliser convenablement les outils qu’elles fournissent. Or ce savoir-faire est difficile à acquérir. Les entreprises qui ont cru qu’il suffit d’acheter des machines, réseaux et logiciels pour bénéficier de cette efficacité ont été déçues. Certains en ont déduit, trop vite, que les « nouvelles technologies » étaient inefficaces[2]. Elles ne le sont que quand on les met entre des mains maladroites.

L’erreur la plus fréquente consiste à faire comme si l’utilisation des « nouvelles technologies » était une affaire essentiellement technique. L’informaticien est alors considéré comme un pur technicien : on lui demande de faire fonctionner une machine, sans pannes et sans que l’entreprise n'ait à s’en préoccuper. Cette erreur, notons-le, est commise par des personnes qui savent bien par ailleurs que l’informatique transforme l’entreprise, qu’elle modifie la pratique des métiers comme le domaine du possible : mais il y a loin entre cette compréhension vague et la maîtrise pratique, opératoire, qui seule permet de savoir s’y prendre. Un adolescent peut se passionner pour les avions, s’en faire une idée qui n’est pas fausse : il lui restera beaucoup à apprendre pour en piloter un.

La maladresse a des conséquences qui sautent aux yeux. Les applications, les « projets » s'additionnent sans cohérence, et le mot « système » est déplacé devant un tel entassement ; la sémantique est en désordre, le référentiel étant soit inexistant soit miné par l'entropie ; la personnalité de l'entreprise est alors floue tant pour ses salariés que pour ses clients ou partenaires. 

La maîtrise du système d’information suppose :
- que l’entreprise ait explicité son langage, ses concepts, nomenclatures, classifications, identifiants, définitions, segmentations, organisations, de façon à pouvoir les faire évoluer (voir Mettre en place une administration des données) ;
- qu’elle sache distinguer les tâches qu’elle confiera à l’automate de celles qui doivent être exécutées par des êtres humains (voir Articuler l'ordinateur et l'être humain) ;
- qu’elle ait impliqué l’automate dans ses divers processus : approvisionnement, production, commercialisation, distribution, documentation (voir Évolution du SI : du concept au processus) ;
- que ses processus soient élucidés
[3] par des indicateurs et tableaux de bord (voir Optimiser ou élucider les processus ? et Histoire d'un tableau de bord) ;
- que l’entreprise elle-même soit élucidée, le système d’information fournissant aux salariés, dirigeants, partenaires etc. une vue claire de ce qu’elle est et de ce qu’ils ont à faire.

« Élucider », « clarifier », tout le monde peut comprendre ces objectifs et lorsqu’ils sont atteints tout paraît simple. Mais pour les atteindre il faut une bonne maîtrise des procédés de la pensée, de la sémantique, de l’articulation entre le langage et l’action. L’entrepreneur doit être un praticien de la philosophie de l’action.

Les économistes parlent de « rationalisation », « optimisation », « maximisation du profit » etc., mais beaucoup d'entre eux ignorent les conditions pratiques auxquelles est soumise la poursuite de ces objectifs. Les « managers » s’appuient sur la tautologie du « business is business » et confortent leur légitimité en répétant des formules de consultant : « business process reengineering », « bottom line », « créer de la valeur pour l’actionnaire » etc. Il y a loin entre la trivialité de ces slogans et la finesse du discernement qu’implique une philosophie de l’action !

Dans l’entreprise, le soin de ce discernement est confié à la « maîtrise d’ouvrage du système d’information » : il lui revient de définir ce que le système d’information doit faire et d'instruire les questions de sémantique, d’organisation, de communication, d’appropriation que nous avons évoquées.

*  *

Il est possible de conduire une politique économique en matière de système d’information. S'agissant d'agir sur l'intérieur des entreprises, il s'agit de définir et de partager de « bonnes pratiques » : cela passe par l’exemple et l’animation. Une telle action suppose de l'intelligence mais elle ne réclame pas un budget d’ampleur macroéconomique.

L’exemple peut être donné par les grandes entreprises dont certaines ont déjà bien avancé la maîtrise de leur système d’information et qui sont organisées au Cigref ou au Club des maîtres d’ouvrage. Il faudrait les inciter à diffuser des analyses, des études de cas, des monographies.

L’exemple peut être donné aussi par les administrations, qui sont des entreprises comme les autres. Une préfecture est le nœud d’un grand nombre de processus administratifs. L’administration fiscale, la sécurité sociale peuvent élucider leurs processus, articuler de façon raisonnable[4] l’automate et l’être humain (c’est l’objet du projet Copernic au ministère de l’économie et des finances).

Les entreprises qui ont mis en place une maîtrise d’ouvrage professionnelle et qualifiée auront gagné en efficacité en même temps qu’elles donnent l’exemple : c’est ainsi, par contagion et imitation, que se déclenchent les effets de boule de neige qui permettent de mûrir les conséquences d'une innovation.

*  *

L’enjeu justifierait la mobilisation des politiques comme des économistes qui les conseillent. Se mobiliseront-ils ?

Considérons le cas de la CNAM-TS[5]. L’enjeu de son SI est d’ampleur macroéconomique : il s’agit de rien moins que la maîtrise du déficit public et le respect des accords de Maastricht. Le gouvernement, justement alarmé par le « trou de la sécu », doit annoncer des mesures en juillet 2004. Fera-t-il figurer dans leur liste l’amélioration du SI de la CNAM-TS ? Cette opération, plusieurs fois annoncée mais jamais réalisée, sera-t-elle enfin lancée ? L’échéance de juillet 2004 est un test de la lucidité de nos politiques en matière de SI.

Certains économistes ont pour se débarrasser de la question une réponse toute faite : « Si l’on améliore le SI de la CNAM-TS, disent-ils, cela fera croître encore davantage les dépenses de santé et le trou de la sécu ». C’est là une nouvelle formulation du paradoxe de Solow : « Plus le SI est efficace, moins l’entreprise est efficace » !

Nier contre l’évidence les apports du SI permet de se complaire dans les méthodes usuelles de la politique économique : réglementer et consacrer des budgets importants à de grands projets. L'échec ne se manifestant qu'après un délai, cette méthode permet d'empocher l'effet d'annonce. Elle permet aussi, en refusant de voir l’évolution de nos entreprises, d’éviter l’effort nécessaire pour la comprendre. 

Les habitudes des économistes et des politiques pèsent dans un sens ; les besoins et l’expérience des entreprises pèsent dans l’autre. Certaines personnes, placées à la charnière des deux mondes, s'efforcent de bousculer les habitudes en faisant valoir l’urgence des besoins. Rien n’est perdu, comme rien n’est gagné, mais plus nous serons nombreux à savoir que le système d’information est un enjeu économique primordial mieux cela vaudra.


[1] J’écris « nouvelles technologies » entre guillemets : voici des années qu’elles ne sont plus « nouvelles », et si l’on était précis on ne dirait pas « technologies » mais « techniques ». 
 

[2] Cette erreur de perspective est à l’origine du « paradoxe de Solow » : « You can see the computer age everywhere but in the productivity statistics » (Robert Solow, New York Review of Books 12 juillet 1987).

[3] Elucider un objet c’est, au sens étymologique, l’éclairer de telle sorte qu’il rayonne sa propre lumière.

[4] Il est plus modeste, plus réaliste et aussi plus efficace de se donner pour but d’être « raisonnable » plutôt que « rationnel ».

[5] « Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés ».