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Veritatis Splendor : quelle vérité ?

7 novembre 2003


Liens utiles

- Veritatis Splendor, version française
- Le coeur théologal
- Message et superstition
- Reconstruire les valeurs
- Histoire du négationnisme en France
- Jean-Paul II

Si notre société est devenue laïque - qualificatif qu'il conviendrait de préciser -, nos valeurs restent marquées par la religion. Cependant nous nous sommes, pour la plupart, éloignés de la pratique comme de la méditation religieuses.

Étant devenue implicite, l'influence de la religion sur nos valeurs risque d'y introduire des incohérences. Quelle que soit notre religion, et même si nous n'en avons plus, nous ne pouvons donc pas nous désintéresser de ce que fait et dit cette Église catholique qui a marqué notre histoire, à nous Français, à un point tel que nous l'appelons « l'Église » tout court.

Or la fin du règne si médiatique de Jean-Paul II rappelle les fins de règne de Pompidou et de Mitterrand : parvenu au sommet mais miné par la maladie, un homme reste à son poste jusqu’au bout. Faut-il admirer son courage ou réprouver un entêtement qui nuit à sa fonction ? Pour comprendre un homme, le chemin le plus court est de lire ses textes. J’ai donc lu Veritatis Splendor (6 août 1993), encyclique souvent considérée comme la plus importante parmi celles de Jean-Paul II.

*  *

Jean-Paul II y affirme l’autorité du « Magistère de l'Église » et la vérité des commandements. Il décrit des théories philosophiques ou théologiques relatives à la liberté, la vérité, la conscience et l’acte moral. Puis il les réfute toutes en leur opposant la Vérité de la Tradition.

Il énonce ce faisant des propositions auxquelles toute personne de bonne foi ne peut qu’adhérer : ainsi « sont interdits toujours et dans tous les cas les comportements et les actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme ».

Lui empruntant son vocabulaire, nous dirons qu’il s’agit là d’une vérité « objective », « universelle » et « normative ». Mais il ajoute - et c'est un point essentiel -  qu’il s’agit là d’une vérité « transcendante ». On pourrait objecter que comme l’humanité est également présente en chacun, le respect dû à chaque être humain est une vérité immanente et rationnelle ; et que l'on peut d'ailleurs trouver, dans la profondeur que cette immanence ouvre à la méditation, une voie vers la transcendance.

Mais Jean-Paul II condamne expressément cette conception. Il donne en effet au mot « vérité » le sens qu’il estime seul conforme à la tradition : il s'agit de la « vérité révélée », « vérité de Dieu » ou « de Jésus-Christ ». Dès lors, selon lui, la « vérité sur l’homme et sur sa liberté » ne peut être que transcendante. Cela le conduit à nier la possibilité d'une sagesse purement humaine : « la loi morale vient de Dieu et trouve toujours en lui sa source », « l'autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même […] : une telle prétention […] contredirait l'enseignement de l'Église sur la vérité de l'homme » (§ 40).

*  *

Certains croient manifester la profondeur de leur pensée en déniant toute portée à la notion de vérité. « Je ne sais pas ce que veut dire "vérité", je ne sais pas ce que veut dire "réalité" », disent-ils en se rengorgeant. Le mot « vérité » a cependant, dans la démarche scientifique qui a elle aussi modelé notre culture, un sens qui nous sert de référence fût-ce confusément. Il est utile de le préciser pour le comparer à celui que lui donne Jean-Paul II. 

Nous inspirant des travaux de Popper, nous distinguons dans la science trois niveaux de vérité : la vérité du monde, la vérité des faits et la vérité de la théorie :

1) La théorie permet, sauf si l'on commet une erreur, de déduire par un raisonnement certain les conséquences d'une hypothèse (les philosophes appellent cela la vérité « apodictique »). Cependant la théorie ne dit rien sur la vérité ni sur la portée de l'hypothèse qui doit rester soumise au tribunal de l’expérience (toute théorie scientifique doit être « falsifiable »).

2) Le rapport d’un fait d’observation (durées et dates, distances et lieux, résultats de l'observation et de l'expérimentation) fournit, sauf tromperie, une vérité elle aussi certaine ; mais pour interpréter un fait il faut le situer dans un cadre théorique.

3) La vérité du monde, c'est d'être une réalité distincte de la personne qui la connaît. Cette vérité constitue, pour la connaissance, un horizon qui recule à mesure que la science avance d'hypothèse en hypothèse, d'expérience en expérience.

Si la vérité factuelle est absolue (dans le cadre de la science, personne ne peut dire que la Terre n’est pas approximativement sphérique, ni que la bataille de Waterloo n’a pas eu lieu le 18 juin 1815), elle ne comporte pas l’interprétation que seule la théorie propose ; et celle-ci, soumise à un contrôle expérimental toujours inachevé, reste hypothétique. Par ailleurs, dans la richesse du monde, seuls se manifestent à notre attention les faits que nos concepts désignent (les ondes électromagnétiques existent depuis toujours mais les être humains ne les observent et les utilisent que depuis un peu plus d’un siècle). 

Cette conception scientifique de la vérité, prudente et rigoureuse, n’est pas si éloignée de la théologie que l’on a pu le croire à l'époque des illusions scientistes :

1) « Dieu est inconnaissable », dit la Bible, car il ne peut pas être décrit par la raison. Ainsi pour la théologie l'existence de Dieu est certaine, tout comme celle du monde l'est pour la science, mais la connaissance de Dieu est toujours incomplète, tout comme celle du monde l'est pour la science. Penser Dieu est une entreprise sans fin, tout comme penser le monde.

2) Par ailleurs « c’est au fruit que l’on reconnaît l’arbre », dit Matthieu à propos des prophètes (12 : 33) : on peut donc mettre la théologie, tout comme la science, à l’épreuve des faits. Ainsi celui qui incite au meurtre ou au mépris de l’Autre révèle l'origine diabolique de son inspiration, fût-il prêtre, évêque ou pape ; et c'est Dieu lui-même, à travers sa création, que renie le théologien qui refuse un fait avéré, une vérité apodictique, ou encore la réalité du monde.

Mais cette théologie, aussi prudente et rigoureuse dans la connaissance de Dieu que l’est la science dans la connaissance du monde, n’est pas celle à laquelle Jean-Paul II se réfère. Il considère en effet la tradition, comme l’on considère trop souvent la science, non sous l'angle de sa démarche mais sous celui de ses résultats. Il néglige ainsi son caractère hypothétique et indéfiniment perfectible. S'il la qualifie de « vivante » dans des expressions comme « la Tradition apostolique vivante » ou « la Tradition vivante de l’Église », c’est parce qu’il estime que la « vraie vie » réside dans les résultats qui nous ont été transmis et non dans l'enrichissement que nous devons leur apporter en poursuivant l’effort des initiateurs.

*  *

Pour éclairer l’ambiguïté que recouvre le mot « tradition », prenons l’exemple analogue mais plus simple du mot « classique ». Une œuvre classique (un temple grec, le théâtre de Racine etc.), c’est une œuvre d’une qualité élevée, digne de servir de modèle à ceux qui entendent créer des œuvres. Mais comment utiliser ce modèle ? S’agira-t-il de l'imiter, de le pasticher comme l’église de la Madeleine pastiche un temple grec, ou de s’inspirer du dynamisme dont il est issu pour créer, hic et nunc et donc dans des conditions différentes, une œuvre d’une qualité comparable ? Si nous nous laissons emprisonner dans le carcan du pastiche par le prestige des œuvres classiques, ne sommes-nous pas infidèles à l’élan qui leur a donné naissance ?

Si aucun point de vue ne permet de décrire entièrement Dieu, ne sommes-nous pas libres de choisir, pour le considérer, un point de vue qui soit celui de notre époque, de notre civilisation ? Or ce point de vue-là, nous ne pourrons pas le trouver dans une tradition qui n'a pas connu la démarche scientifique ; mais pour le définir nous devons nous inspirer de l’effort dont cette tradition est issue, retrouver et renouveler le dynamisme des Pères.

*  *

Figer la tradition conduit au négationnisme : la tradition étant « vraie », les faits qui la contredisent sont « faux ». Au risque d'être absurde, des vérités factuelles sont niées, tout comme la vérité apodictique de la théorie : certaines églises protestantes - mais non l'Église, jusqu'à présent - poussent le respect littéral de la Bible jusqu'à diaboliser la théorie de l'évolution.

L’Église a elle aussi été négationniste : que l’on se rappelle ses rapports avec Galilée, qu'elle n'a réhabilité qu'en 1992, avec Teilhard de Chardin, avec Alfred Loisy et tant d'autres. Elle a agi comme si le Saint-Esprit préservait la hiérarchie de l'erreur. Elle a usé de l’argument d’autorité pour nier des faits avérés et pour contraindre au silence des penseurs parfois plus qualifiés que ne pouvaient l’être les prélats de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Elle a eu ainsi des comportements, accompli des actes « incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme » : en figeant la tradition, elle a violé les enseignements les plus clairs de celle-ci.

*  *

Il ne s'agit pas ici de défendre les théories que Jean-Paul II condamne, même si certaines le méritent peut-être, mais d'évaluer la qualité de sa méthode. Face à une théorie, la question à se poser n'est pas « cette théorie est-elle conforme à la tradition ? » mais « cette théorie est-elle pertinente, en regard de la tradition comme de l'expérience qui est la nôtre ici et maintenant ? ». A l’aune d’une tradition que l'on prend au pied de la lettre, et qui se fige en une habitude sacralisée, toute théorie nouvelle sera condamnée - y compris celles qui, étant pertinentes, apporteraient à la tradition un enrichissement fidèle à son esprit. La méthode que suit Jean-Paul II lui interdit de les discerner.

Figer la Vérité dans la Tradition, c'est figer la connaissance du monde et de son créateur. Mais n'est-ce pas blasphémer la complexité qui leur est essentielle ? N'est-ce pas opposer une Vérité préfabriquée aux apports de notre expérience du monde, de notre expérience de Dieu ? N'est-ce pas se condamner à répondre par des généralités impertinentes à la diversité des situations humaines (comme lorsque le pape a exhorté les habitants de l'Ulster à « s'aimer les uns les autres », sans examiner un seul instant les origines de leur guerre civile) ? La lecture des Écritures, sur laquelle la Tradition se fonde, ne mérite-t-elle pas pourtant d'être encore et toujours approfondie ?

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La maladie du pape suscite la compassion. Sous nos yeux horrifiés et émus cet homme, enfermé par la paralysie et le mutisme, devient peu à peu une momie vivante. Cette momification est comme une allégorie atroce de la tradition qu'il a figée.